Une société, c’est un ensemble, il faut des grands, des petits, des beaux, des moches. Il faut des gens qu’on paie très très cher parce qu’ils arrivent à faire croire qu’ils se feraient embaucher par de grosses sociétés américaines sinon, et puis des gens qu’on paie très très mal et qu’on traite avec mépris pour qu’ils ne se rendent jamais compte qu’ils sont utiles et même indispensables.
Serge, diplômé de l’ENA, a fait une courte carrière dans l’administration publique. De solides appuis politiques lui ont ensuite permis de diriger plusieurs grandes entreprises privées dont l’État reste actionnaire. Son dernier poste n’a duré qu’un an et demie (rémunéré plus de 200 000 euros mensuels) car il en a été débarqué afin d'apaiser un mouvement social, mais il lui a valu une indemnité de départ de 3 millions d’euros. Les grévistes, victorieux d’avoir obtenu son licenciement, n’ont en revanche vu aucune de leurs autres revendications satisfaites. Les parents de Serge n’étaient pas riches, mais lui l’est devenu énormément. Il est par conséquent persuadé que pour vivre heureux il suffit de le vouloir assez fort. Cependant Serge est alcoolique et sa maîtresse et son épouse le méprisent autant l’une que l’autre. Il ne croit pas au vote, mais soutient financièrement plusieurs clubs politiques libéraux et compte bien, un jour, devenir député ou même, ministre.
Catherine était une des secrétaires de Serge. Sans elle les courriers envoyés par Serge auraient été illisibles car il ne sait pas rédiger correctement une phrase. Elle était chargée de mentir à l’épouse et à la maîtresse au téléphone et de remplacer discrètement les bouteilles d’alcool vidées. Elle a eu droit à un blâme pour avoir un jour remplacé une bouteille de Whisky devant son patron, qui a perçu cela comme une manière de lui faire remarquer son éthylisme, et à un autre blâme pour avoir un jour utilisé les WC de l’étage où elle travaille, normalement réservés à son patron. On lui a lourdement fait sentir qu’elle n’était pas indispensable et elle souffre régulièrement d’insomnies, de crises d’angoisse et de douleurs à l’estomac. Catherine n’a jamais réussi à trouver un emploi qui se situe à moins d’une heure et demie de chez elle et elle n’a jamais gagné plus de 1600 euros par mois. Pour la prochaine élection, elle hésite à voter pour le Front National parce que sa situation ne progresse pas, qu’elle a peur de l’avenir, et que le journal télévisé lui a dit qu’il y avait en France des gens venus d’ailleurs qui sont payés pour ne rien faire. Et quand on lui dit que les salariés français coûtent trop cher, elle a l’impression que c’est vrai.
Fatou nettoie les bureaux comme celui de Serge, avant que ce dernier n’arrive. Elle habite à deux heures de la Défense. Elle est étrangère, elle ne parle pas français et ses papiers ne sont pas en règle. Chaque matin, quand elle part, elle redoute un contrôle policier mais, heureusement pour elle, ce sont surtout les hommes qui en sont l'objet. Elle se force à sourire en permanence malgré ses angoisses et ses terreurs fréquentes. Fatou est employée par une société qui sous-traite le travail pour le compte d’une autre société qui elle-même travaille pour une multinationale des services. Elle est payée environ 500 euros par mois, sans protection sociale, sans cotisation à la retraite. Elle ne touchera pas son prochain salaire, la société qui l’emploie s’étant sabordée pour échapper à des poursuites. Fatou n’a jamais voté et ne votera jamais de sa vie. Elle aime bien le président de la République française car elle ne maîtrise pas assez bien le Français pour comprendre que ce dernier présente ceux qui vivent comme elle en « profiteurs » et en « parasites ».
Fatou vaut 3 fois moins que Catherine qui, elle, vaut 125 fois moins que Serge. Serge prendra sa retraite comme ancien député à 60 ans et il la touchera pendant plus de trente ans, sans en avoir réellement besoin d’ailleurs. Catherine mourra d’un cancer après quelques années d’une retraite à peine suffisante pour vivre. Fatou, un jour, sera renvoyée dans son pays d’origine, sans pension de retraite, et sans remerciements.